« On est sûrs qu’ils veulent virer les pauvres » : à Varsovie, le Quartier de l’Amitié

En périphérie de la capitale polonaise, le Quartier de l’Amitié, construit au temps de l’URSS, est le théâtre d’un bras de fer sans précèdent entre la municipalité, gestionnaire des lieux, et certains locataires désormais indésirables. Ces derniers défendent leurs droits de rester, pour des raisons économiques et parfois politiques.

Avec ses avenues désertes et ses portes closes, le quartier de l’Amitié, en périphérie de Varsovie, a des allures de paradis abandonné. Alors à première vue, difficile de savoir si le dortoir floqué du numéro 65 est toujours occupé. Ses murs en bois défraichis et ses fenêtres barricadées laissent penser qu’il est vide. Mais, sur son perron, une petite ampoule allumée et une bibliothèque fournie d’ouvrages montre que quelqu’un vit encore ici.  

A l’intérieur, Renia, 22 ans, occupe la chambre exposée face à l’entrée. Dans son unique pièce, elle dispose d’une petite cuisine installée entre des murs défraichis. « J’ai bricolé l’électricité et construit la cuisine moi-même », se félicite la jeune femme originaire de Przemyśl, une ville au sud-est polonais « devenue célèbre au début de la guerre en Ukraine pour avoir accueilli de nombreux réfugiés », se souvient-t-elle. 

Désormais étudiante en licence d’urbanisme, Renia a décidé de faire de son lieu de vie, où elle réside depuis un an, son sujet de fin d’études. Car depuis mai dernier, une partie des habitants est en guerre ouverte avec la municipalité. Après des décennies durant lesquelles ce quartier était sous la responsabilité de l’Académie des sciences de Varsovie, l’ensemble d’habitats collectifs a été rendu à l’Etat. Bien que certains locataires aient déjà obtiennu le maintien provisoire de leur bail de location – principalement les familles issues de la classe moyenne habitant les cabines individuelles – les locataires des dortoirs sont sommés de quitter les lieux, sans proposition de relogement.

A l’image du n°65, ces habitats initialement réservés aux étudiants sont devenus au fil des ans des lieux convoités par les plus précaires. « Du moment que les personnes payaient un loyer, l’Académie n’était pas regardante sur la situation des locataires », se remémore Jacek, 34 ans, qui vit sur place depuis 5 ans sans être étudiant. Manifestations, médiatisation, groupe Facebook : au sein de leur collectif, dit « Przyjaźń » (Amitié), les locataires du dortoir tentent d’obtenir le droit de rester.

Depuis le printemps, certaines habitations sont vides, après le départ des étudiants. CR / Emma Larbi

Pour justifier sa requête, la ville met en avant l’état des dortoirs, victime de l’usure du temps et de décennies sans d’entretien. « Les propriétés ont besoin de réparations coûteuses », expliquait, en août 2024, la municipalité sur son site internet.« Il y a vingt ans, j’ai vécu ici un temps, et à l’époque, on se demandait déjà comment les bâtiments tenaient encore debout », rigole Jacek en montrant le plafond de sa chambre, plus grande mais plus spartiate que celle de Renia. Alors côté locataires, l’argument des autorités a bien du mal à convaincre. « Les gens ont entretenu eux-mêmes ces logements à leurs frais pendant des années, et maintenant que le bail est rompu, l’administration s’inquiète subitement de l’état des lieux ? », ironise Renia. 

Face au blocage, les relations entre habitants et autorités se sont progressivement tendues. Renia et Jacek affirment que les autorités ont régulièrement recours à des « expulsions sauvages ». « La police vient arrêter des habitants puis ils sont relâchés et reviennent vivre ici », explique Renia. Une possible arrestation ne l’inquiète pas. « Au pire, je reviendrais comme tout le monde », tranche-t-elle. Via la presse locale, la municipalité assure de son côté ne jamais avoir ordonné des arrestations de locataires, mais seulement intervenir en cas de problèmes sécuritaires. 

Face à une situation aussi volatile et conflictuelle, pourquoi ne pas céder les lieux une fois pour toutes ? « Parce qu’il n’y a aucune autre solution. Beaucoup de ceux qui sont ici deviendrait des sans-abris », rétorque Jacek, qui a prévu de retourner chez sa mère, « si cela tourne à la tragédie ». Activistes, sans-abris, étrangers ukrainiens ou opposants biélorusses : il faut dire que les occupants des dortoirs sont désormais un échantillon représentatif des personnes précaires en Pologne. « Ceux que les autorités ne veulent pas prendre en charge », s’exaspère Renia. 

Ces dernières années, les prix de l’immobilier dans la capitale n’ont cessé d’augmenter. « Des familles entières se partagent des chambres avec un seul sanitaire », note Jacek, « alors les conditions restent, malgré tout, bien meilleures ici ». « Quand j’avais un appartement à Varsovie, je payais 1400 złoty (332 euros) par mois, contre 700 złoty ici (166 euros)», compare Renia. 

Aujourd’hui trop précaire pour retrouver un logement dans le parc privé, Renia représente ces locataires sans solutions : « j’ai mes deux parents, donc je ne peux pas prétendre à un logement social, s’agace-t-elle, alors que je ne vois que très peu mon père et que j’ai des frères et soeurs ». En Pologne, « le seuil économique permettant de postuler pour un logement social est très restrictif », explique Lukasz Drozda, urbaniste et professeur à l’Université de Varsovie. « Il faut être en situation de grande pauvreté pour pouvoir prétendre à un appartement, voire en dessous du seuil de pauvreté », continue le chercheur.

Pour les locataires les plus précaires du quartier qui pourraient être éligibles aux logements sociaux, la probabilité de l’obtenir reste maigre. « Si le parc social polonais est plus important que celui des ex-pays socialistes », rappelle Lukasz Drozda, la capitale manque tout de même de biens disponibles. Face à ce constat, en 2018, le bureau du maire, Rafał Trzaskowski (PO, centre droit), promettait l’arrivée de 15 000 logements sociaux d’ici à 2030. Sept ans plus tard, « ce n’est jamais arrivé », déplore le chercheur, « mais c’est typique lors des campagnes électorales locales : les candidats ont tendance à dire qu’ils vont construire des dizaines de milliers d’appartements partout ».

Dans ce contexte dégradé, Rafał Trzaskowski est devenu le visage du conflit pour les habitants du quartier. Sur un poteau électrique, un autocollant montre un portrait déchiré de l’élu local. « Je ne sais pas qui a collé ça là », ironise Renia en le pointant du doigt. 

Partout dans le quartier, des autocollants aux messages politiques sont collés. CR / Emma Larbi

Au-delà des motivations économiques, la rancoeur vis-à-vis du maire est aussi nourrie par d’autres griefs. « L’endroit est bien desservi par les transports en commun, avec de la verdure et des habitations originales », liste Jacek. Face au potentiel du lieu, le collectif craint un phénomène de gentrification. « On est sûrs qu’ils veulent virer les pauvres pour installer des riches », avance Jacek.

« Nous connaissons depuis plusieurs années ce phénomène de gentrification à Varsovie », analyse Lukasz Drozda. « A partir des années 2000, notre marché immobilier a profondément évolué en fonction des flux de capitaux internationaux, donc par conséquent, les tendances des sociétés capitalistes sont également présentes en Pologne », détaille-t-il. De son côté, la municipalité a publiquement assuré vouloir maintenir la vocation du lieu, sans convaincre les habitants.

Alors pour prouver aux autorités municipales que le lieu doit rester tel qu’il est, la maison n°65 se veut irréprochable. « Je voudrais qu’on comprenne que nous ne sommes pas des délinquants ou des criminels mais qu’on veut juste avoir des droits », explique Renia. « Nous sommes attachés à ce lieu, il faut qu’il puisse rester cette communauté diverse qu’il a toujours été », plaide la locataire.

Sur le perron du dortoir, l’étudiante pointe du doigt la cagette en plastique de dons alimentaires que les locataires ont installé pour les plus précaires des environs. « Même ça, ils seraient capables de penser qu’on le fait pour s’acheter une bonne image », s’agace-t-elle. Contactée, la municipalité de Varsovie n’a pas répondu à nos sollicitations.

Emma Larbi

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