Bars à lait : les anciennes cantines communistes se réinventent

Avec leurs nappes en plastique, leur menus bon marché et leur décor figé dans le temps, les bars à lait sont considérés comme des institutions culinaires en Pologne. Ces cantines expresses qui proposent des plats locaux à coûts réduits ont proliféré pendant l’ère soviétique. Après avoir frôlé l’extinction avec la chute du communisme, leur popularité a augmenté ces dernières années, mais leur modèle économique les laisse encore fragiles. 

Le carrelage glacé renvoie la lumière blafarde des néons fatigués. Autour des tables, quelques habitués polonais, silencieux, plongés dans leur assiette. À chaque fermeture de porte, les fragiles murs de la cantine tremblent légèrement. La décoration du bar à lait Rusalka de Varsovie, est volontairement restée dans le jus des années 1970. Mais cette apparence désuète n’est en aucun cas un frein pour les jeunes générations. Jocek Goral est un client habitué du lieu. « Les plats que l’on mange ici nous rappellent ce que cuisinaient nos grands-mères », raconte l’ingénieur de 25 ans qui est venu savourer des pierogis – raviolis polonais – avec ses collègues. Ici, on ne s’attarde pas : on récupère son plat au comptoir, on mange vite et on repart au travail. »

En plus du gain de temps, on peut y manger pour trois francs six sous. Tony et Gertruda, un couple de Polonais retraités, s’y rendent plusieurs fois par semaine. « Cela nous revient moins cher de manger ici qu’ailleurs. C’est même plus rentable que de cuisiner chez soi », témoigne cet ancien photojournaliste en finissant son assiette de kluski – sorte de gnocchis au fromage.  

Un héritage communiste remis au goût du jour

Historiquement, ces bars à lait – « Mleszcny bar » en polonais – proposaient uniquement des produits laitiers. Leur menu a évolué, proposant des plats traditionnels, mais leur nom, lui, a perduré. Si la création du premier bar à lait remonte au 19e siècle, c’est lorsque que le pays faisait partie du « bloc de l’Est » que ces cantines ont proliféré. Il en existait environ 40 000. À cette époque, elles nourrissaient principalement les ouvriers polonais. Puis à la chute de l’Union soviétique, une grande partie d’entre elles ont fait faillite car elles étaient directement subventionnées par l’état. « Les Polonais voulaient aussi se détacher de leurs liens avec l’époque communiste, souligne Marta Derek, géographe à l’Université de Varsovie spécialisée dans la nourriture urbaine polonaise. Le marché de la gastronomie a été inondé de fast-foods et de restaurants vietnamiens. »

Malgré tout, quelques bars à lait avaient été préservés car ils répondaient à un besoin social, nourrir les plus précaires. On peut y manger pour moins de 5 euros.  

Les bars à lait permettent aux plus précaires de se nourrir pour pas cher.

Mais depuis une vingtaine d’années, les bars à lait refleurissent dans les quartiers des villes polonaises. On en dénombre environ un millier éparpillé dans les pôles urbains. « Ces dernières années, un retour aux traditions locales s’est imposé, en réaction à l’omniprésence des fast-foods, constate Marta Derek. Cette soudaine popularité des milk bars s’inscrit dans dans la tendance vintage et rétro observable depuis quelques années, qui en Pologne se manifeste par une nostalgie pour la Pologne populaire ». Mais cette résurgence nostalgique s’est heurtée aux crises économiques récentes, fragilisant ces établissements.

Fast-food, pandémie, inflations et baisses de subventions

Le gouvernement polonais a récemment annoncé une réduction des subventions : de 71 à 60 millions de PLN (soit 16,6 à 14 millions d’euros) entre 2024 et 2025. Une décision qui a été perçue comme un coup de massue pour nombre de propriétaires de ces bars. Le gouvernement polonais a justifié sa décision en expliquant que la totalité des subventions allouées n’avait pas été utilisée l’année dernière.

Aujourd’hui, seule une centaine de cantines bénéficient encore des subventions de l’État, selon le ministère des Finances. « Il y a un cahier des charges strict à respecter », explique Sofia, la fille de la patronne du Rusalka. Les subventions couvrent 40 % du coût de certains produits de base (haricots, lentilles, farine…). La viande n’en fait pas partie. Autrement dit, pour une côtelette de porc panée, seuls les ingrédients pour la panure sont subventionnés, tandis que la viande reste à la charge du restaurateur. Certaines années, même les épices accompagnant les plats n’étaient plus subventionnées. L’inflation sur les produits alimentaires et l’énergie rend la situation encore plus difficile pour les restaurateurs.

Sans une hausse des subventions, « c’est tout le système économique des bars à lait qui risque de péricliter », témoigne Kamil Hagemaher, propriétaire d’une chaîne de bars à lait à Varsovie. Ces bars subventionnés ne peuvent pas augmenter leur marge ni leurs prix, sous peine de perdre leur clientèle. De plus, les propriétaires ne le souhaitent pas forcément, car cela dénaturerait l’essence sociale de ces lieux de vie.

S’adapter ou sombrer ?

Selon Marta Spartek, on peut distinguer deux types de bars à lait avec des modèles économiques distincts. D’un côté, il y a les établissements traditionnels qui perpétuent l’héritage communiste. « Si ces cantines sont en partie financées par l’État, c’est parce qu’elles continuent de jouer un rôle social important, notamment auprès des plus démunis », développe-t-elle. Mais ces structures restent fragiles face aux aléas économiques, car elles ne peuvent pas augmenter leur marge. 

De l’autre, certains établissements ont choisi de s’affranchir des aides et de devenir indépendants. C’est le cas de la famille de Sofia avec leur bar à lait Rusalka. « Nous avons fait ce choix il y a une dizaine d’années. Les subventions rendaient tout compliqué, ajoute-t-elle. Elles variaient en fonction des années et l’administration ne facilitait pas les choses. »

La famille de Sofia a réussi cette transition économique, car le restaurant est une institution locale. « Cela fait quarante ans que nous sommes implantés ici. Nos clients sont des habitués, explique-t-elle. En plus, à l’ère d’Instagram, beaucoup de touristes et d’influenceurs parlent de notre bar à lait. Ça nous fait de la pub. » 

La gentrification du quartier Praga, où se trouve le Rusalka, fait son effet et les prix ont un petit peu augmenté. D’ailleurs de plus en plus de bars à lait de la capitale proposent des menus végétariens pour s’adapter à la demande croissante des clients. D’autres cantines ont légèrement re-désigné leur intérieur pour paraître plus attractives, sans dénaturer le lieu. 

Pourtant, tous les bars à lait ne peuvent pas suivre la voie du Rusalka. L’année dernière, le bar à lait le plus fréquenté de Cracovie, Zak, a dû fermer, faute de rentabilité. Pour les établissements situés loin des quartiers dynamiques et des universités, où la clientèle est plus « précaire », le risque de changer de modèle économique semble trop élevé, au risque de mettre la clé sous la porte.

Piotr, qui a souhaité rester anonyme, est un Polonais sans domicile fixe. Ce midi, il déjeune au Bar Mleczny Familjny. « Si ces bars à lait ferment, je ne sais pas où je pourrais aller. C’est ici que je trouve un repas chaud pas cher », dit-il en avalant sa soupe de betterave qu’il a payé moins de deux euros. 

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