À Varsovie, le drag brille malgré une société conservatrice
Les drag shows, performances emblématiques de la culture LGBTQ+, ont gagné en popularité ces dernières années à l’échelle internationale. Malgré une société toujours conservatrice, la Pologne ne fait pas exception. La Pose, l’établissement le plus connu en la matière à Varsovie, accueille chaque semaine des shows hauts en couleur.
Des perruques volumineuses, des maquillages extravagants et beaucoup de paillettes. À La Pose, bar du centre de Varsovie, les trois drag queens qui se produisent ce soir se préparent en coulisses. Elles font des shows quasiment tous les week-ends, mais le trac est toujours un peu présent.
Le bar accueille chaque semaine des drag shows, ces spectacles typiques de la culture LGBTQ+. Les divas qui y performent, les drag queens, sont généralement des artistes de genre masculin qui arborent des looks maximalistes, jouant avec des codes associés au genre féminin. Les drag kings, moins nombreux, existent également et suivent une logique inverse.
Il est minuit et le show commence. Sur le refrain de « Crazy in Love » de Beyoncé, Himera est la première à s’élancer. Elle se fraye un chemin dans la foule déjà euphorique, pour accéder à la scène. S’en suit une succession de danses, de playbacks et numéros comiques que le public saluent à coup d’applaudissement, de cris et de claquements de doigts. Après quelques minutes, c’est au tour de Lagoona Aquapussy de faire le show. Elle débarque enveloppée d’un peignoir de satin et dévoile au cours de sa prestation, un bustier à strass flamboyant.

La drag queen polonaise Lagoona Aquapussy effectue un « reveal », action qui consiste à retirer un vêtement lors d’un drag show pour en révéler un autre, jusqu’alors caché en dessous. Crédit : Marie Scagni
La dernière diva à se lancer sur la petite scène du sous-sol du bar est Maryja de Mon. Son look est plus alternatif et politique que les deux précédentes. Sa longue perruque noire soutient une couronne de fleurs aux couleurs de l’arc-en-ciel. Entre ses jambes, de fausses traces de sang tâchent son pantalon. À travers une performance burlesque, elle veut décomplexer sur la question des menstruations et dénoncer les agressions sexuelles. Le tout sur l’air de « Czerwone Korale », une chanson traditionnellement jouée lors des mariages en Pologne. Le drag est en effet aussi une manière de porter des messages politiques. « Je fais du drag à la fois pour amuser les gens et les faire réfléchir. Avec mon art, je fais rire mais je transmets aussi mes convictions », explique-t-elle à l’issue de sa prestation.
Passionnée de comédie depuis son enfance, elle s’est intéressée très tôt à l’univers du drag. Elle est devenue elle-même une drag queen, en 2020. « J’ai toujours voulu performer. J’ai fait du théâtre plusieurs années, mais on me trouvait trop extravagante. Quand j’ai essayé le drag, j’ai su que c’était mon truc ! », raconte-t-elle.
Si Maryja fait partie de la communauté LGBTQ+, elle n’a pourtant pas le profil type d’une drag queen, la majorité d’entre elles étant des hommes gays. Mais elle n’a pas eu de problème à se faire une place dans ce milieu, qu’elle définit comme « très ouvert ». « La communauté queer est tellement plus ouverte, je me sens libre d’être moi-même », affirme l’artiste, dont les quatre doigts tatoués forment ensemble le mot « Icon ».

En plus des drag shows, Maryja de Mon, 26 ans, anime chaque mardi le karaoké de La Pose, en tant que drag queen. Crédit : Marie Scagni
Une scène drag polonaise dynamique
Ces dernières années, la scène drag polonaise a connu un développement rapide et important. « Il y a des shows tous les week-ends, et au moins quatre endroits de la ville accueillent des événements régulièrement. Les gens s’y intéressent plus qu’avant, y compris les hétérosexuels », se réjouit la performeuse de 26 ans. Selon elle, cela est en partie lié aux différents programmes télévisuels qui mettent en avant et rendent cet art accessible à un plus large public. Le plus connu est RuPaul DragRace, une émission américaine créée en 2009, mettant en compétition des drag queens. Plusieurs pays ont repris le concept comme le Royaume-Uni, le Canada et la France qui, depuis 2022, a une franchise nationale diffusée par France Télévisions.
La Pologne n’a pas encore sa propre version, mais une autre émission, « Drag me out » (« Czas na show », en polonais), a contribué récemment à faire connaître davantage la discipline dans le pays. Diffusée sur une chaîne de télévision nationale, son concept est le suivant : six célébrités sont en duo avec une drag queen et cette dernière doit lui apprendre à faire du drag. L’année dernière, c’est le bodybuilder polonais Marcin Łopuck qui a gagné l’édition.
Cela a eu des conséquences sur la perception des drag queens en Pologne. « Même s’il reste des discriminations et des insultes envers nous, il y a moins d’ignorance sur ce qu’est une drag queen et les gens semblent plus tolérants », juge Maryja de Mon. Un sentiment partagé par Piotr Krawczyk, alias Barbara Bingo, qui anime des soirées Bingo en drag, chaque jeudi à La Pose. Surveillant dans une école le jour et diva la nuit, il pratique cet art depuis l’âge de 16 ans. Depuis quelques années, il constate une véritable évolution de la scène varsovienne. « Le drag se développe rapidement en Pologne, il y a beaucoup de nouvelles drag queens qui participent à des scènes ouvertes et des compétitions », note l’artiste de 42 ans. Pour lui, c’est une dynamique très positive pour les personnes LGBTQ+. « Dans certains cas, le drag aide et donne un autre regard sur notre communauté. Certaines drag queens supportent des initiatives très positives comme des cours d’éducation sexuelle, mettant en avant l’importance de la sécurité dans ce domaine », explique-t-il.
Une société encore conservatrice sur les questions LGBTQ+
Malgré cette dynamique encourageante et une société polonaise qui semble plus ouverte, les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, réelle ou supposée, persistent. De fait, même si dans les lieux de vie nocturne queer, Barbara Bingo et sa collègue Maryja de Mon disent se sentir « en sécurité », les deux artistes confient ne jamais prendre les transports publics ou marcher dans la rue en tenue de drag. « C’est beaucoup mieux qu’avant, mais il y a tout de même des situations désagréables et des insultes envers nous », ajoute Barbara Bingo.
Une crainte qui a pour conséquence de freiner certaines aspirations artistiques. Dans le public, Antoni, 28 ans, aimerait faire du drag mais ne franchit pas le cap, par peur du rejet de la société. « Je suis fan de drag et j’aime beaucoup me maquiller. Je le fais chez moi, mais je ne me sens pas assez en sécurité pour le faire publiquement, confie-t-il entre deux prestations. Les drag queens sont très courageuses », juge-t-il, avant de prendre un selfie avec Himera, qui vient de terminer son show.
Ce sentiment d’hostilité dans la société est partagé par Majka, 22 ans, également dans le public ce soir-là. Selon cette étudiante en sciences de l’éducation, les Polonais ont encore du chemin à faire sur la question. « La société polonaise est encore très conservatrice. L’homosexualité est mal acceptée, mais c’est encore pire quand une personne n’est pas conforme aux normes de genre traditionnelles », explique celle qui se définit comme « butch » – un terme désignant souvent une femme lesbienne, adoptant des codes dit masculins. « Les drag queens, qui sont souvent des hommes, ont tendance à être marginalisées, car ils ne correspondent pas à ce que la société attend d’un homme », poursuit cette habituée de La Pose.
L’existence d’établissements comme La Pose apparaît alors essentielle pour de nombreuses personnes LGBTQ+. « Ici, je me sens en sécurité. Je peux faire la fête, m’habiller et de me comporter comme je veux, sans avoir peur de me faire agresser ou embêté. Ce n’est pas le cas dans la plupart des boîtes de nuit classiques, qui sont remplies d’hommes hétérosexuels pas toujours respectueux », explique Piotr, 25 ans qui est vêtu d’un crop-top et qui arbore un eyeliner à paillettes.
Malgré une ouverture progressive de la société, les personnes homosexuelles, bisexuelles et transgenres continuent à se heurter à des discriminations et du rejet. Et la gouvernance du parti d’extrême droite ultra-conservateur PiS (Droit et Justice) entre 2015 et 2023, n’a guère arrangé les choses. En 2019, cinq régions et plus de 190 municipalités polonaises avaient adopté des résolutions sur la création de « zones sans idéologie LGBT ». Des mesures qui ont été annulées en 2021, sous la pression de l’Union européenne. La Pologne reste tout de même un pays où les droits LGBTQ+ sont peu présents. Selon le dernier Rainbow Europe Index, réalisé par l’ONG Ilga-Europe, c’est l’État où ces droits sont les moins respectés au sein de l’Union européenne.
Marie Scagni
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