« Ty i ja », le magazine qui défiait la censure soviétique
Dans la Pologne communiste des années 60, un magazine échappe à la censure du pouvoir. De 1960 à 1973, le mensuel « Ty i Ja » ouvre une fenêtre sur le monde, mêlant design avant-gardiste et sujets tabous. Réservé à une élite, il devient culte avant d’être fermé par le régime.
« Ce magazine, c’est une fenêtre sur le monde », lache Ewa Mysior. Cette sexagénaire s’est rendue au centre culturel de Varsovie pour découvrir une rétrospective consacrée à Ty i Ja, un mensuel qui a marqué son temps en Pologne. Tournant les pages colorées d’une vieille édition de 1963, elle regrette : « Chez moi, il n’y avait pas la télévision, et il n’y avait pas non plus de journaux aussi design ».

Dans la Pologne corsetée des années soixante, un mensuel unique voit le jour : Ty i Ja, (« Toi et Moi » en français). Un couple de journalistes en est à l’origine. De mai 1960 à décembre 1973, il rompt tous les codes mêlant inspirations locales et internationales. Il est tiré à plus de 80.000 exemplaires. Mais il n’est disponible que dans les plus grandes villes.
Faire découvrir Ty i Ja au grand public, c’est la mission de Julia Libra, responsable des expositions du centre culturel. « Avant d’organiser cette rétrospective, on n’y connaissait pas grand-chose non plus », admet la jeune femme, attablée au café, « même pendant mon master d’histoire et de culture, je n’en ai pas entendu parler ». La plupart des lecteurs étaient des artistes, des professeurs, des designers, « le magazine était connu dans les petits cercles privilégiés », analyse Julia.

Pourtant, le mensuel est un « phénomène », chaque numéro, un objet d’art : les couvertures audacieuses et pop rappellent Andy Warhol. Les Polonais découvrent des compositions prenant toute la page, mêlant dessins, couleurs vives, et découpages photos. « Les directeurs artistiques du magazine se mettent à inviter les plus grands designers polonais pour créer leurs propres couvertures », s’extasie la commissaire de l’exposition.
Alors dès la première publication, l’élite polonaise se l’arrache. Les stocks sont épuisés vitesse grand V, et tant pis s’il faut débourser quatre fois le prix d’un hebdomadaire. La mère d’Agnieszka Gniotek, galeriste à Varsovie, commence à en faire la collection. « Et moi, à cinq ans, je le feuillète aussi », raconte la quinquagénaire, « je regardais seulement les images, mais j’adorais ça. Il faut imaginer la Pologne des années 60. Tout était gris et pauvre. Ty i Ja était tout l’opposé”.


« C’était comme une fenêtre sur un monde inconnu. Il y avait des articles à propos de psychologie, d’amour, de sexe », se souvient Agnieszka. Autant de sujets qu’elle n’aborde pas avec sa famille, plutôt conservatrice. Mais ce n’est pas tout. « Ty i Ja a aussi beaucoup inspiré ma mère, designeuse textile. Le journal mettait en avant des artistes polonais qui réussissaient à une époque où c’était inatteignable pour beaucoup ».

Pendant 13 ans, le mensuel fait ainsi découvrir à ses lecteurs un autre monde, loin de la propagande soviétique. Un petit miracle alors que le pays est gouverné par un régime communiste où la censure est reine. Un organe étatique y est même dédié : l’Office principal de contrôle de la presse, des publications et des spectacles valide avant publication tous les livres, les journaux, les films, les pièces de théâtre et les émissions de radio-télévision.
Toute la presse rentre dans le rang et suit la ligne officielle du parti. « 20 à 30% des articles relèvent de la propagande soviétique à l’époque », affirme Julia Libra, « mais pas Ty i Ja, ils font exception ». Plus fort encore, le mensuel culturel contourne dans les règles de l’art la censure polonaise : « il y avait une rubrique dédiée aux résumés de films étrangers, car personne ne savait s’ils finiraient par être diffusés ici, donc il fallait les recommander autrement », imagine-t-elle.

S’il est souvent présenté comme une « fenêtre sur l’occident », comme dans l’article du Warsaw Insider, il est beaucoup plus que ça, selon Julia Libra : « Roman Juryś, rédacteur en chef, était très curieux. Il a complètement ignoré la division du monde en deux blocs et il parlait de tout ce qu’il trouvait bien : de la littérature tchécoslovaque, aux recettes de cuisine indienne, en passant par le Brésil et la Bulgarie ».
Cette « pure fantaisie », comme aime le dire Julia, a duré 13 ans. Plusieurs raisons justifient cette longévité et cette liberté de ton. D’abord, le mensuel évitait de traiter directement l’actualité politique. Il se concentrait sur la culture, la mode, la science et la vie quotidienne. Selon Iwona Kurz, spécialiste de la culture, la disparition du magazine est aussi liée au contexte des années 70 : le pays s’ouvre au monde, et les Polonais privilégiés se mettent à adopter les modes de consommation véhiculés par Ty i Ja, un problème pour le gouvernement.
Deux ans avant sa fermeture par le régime, la rédactrice en cheffe écrit dans une lettre qu’elle est épuisée de lutter contre la censure. Puis tout s’arrête en 1973. Reste les archives transmises de génération en génération et cette exposition.
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