À Varsovie, une page se tourne pour la librairie emblématique « Tarabuk »

D’ici à quelques semaines, la librairie « Tarabuk » devrait fermer ses portes. Véritable institution dans la capitale polonaise, cette librairie est sommée de quitter le château où elle se trouve. Sa fermeture alimenterait un climat difficile pour les librairies indépendantes : 82 d’entre elles ont fermé en 2024 en Pologne.

Jakub Bulat devra bientôt s’y résoudre. D’ici quelques semaines, sa librairie « Tarabuk » devrait fermer après 20 ans d’histoire. Installée à quelques mètres du fleuve de la Vistule, la librairie se trouve à l’intérieur du château-musée Ujazdowski. En octobre 2024, le couperet tombe : le musée d’art contemporain décide de mettre fin au contrat de location. « Cette librairie, c’est comme mon premier enfant, je ne réalise toujours pas que c’est la fin », réagit sa fille Anna Bulat, la tête entre les mains. Lassée, la famille Bulat ne souhaite pas reprendre l’affaire ailleurs.

Jakub Bulat, gérant de la librairie Tarabuk. Crédits : ER.

Une déception que partagent leurs clients. « Je suis triste que la boutique ferme, j’achète la plupart de mes livres ici », raconte Oskar Chomka, étudiant en philosophie. La boutique est une référence dans la capitale : en novembre, elle a remporté le concours de la librairie préférée des Varsoviens. « Mes enfants ont presque été élevés là-bas : chaque week-end, nous commencions notre journée en y buvant un café, et en lisant des livres » se rappelle Wojtek Diduszko, directeur du Festival de films polonais « Millennium Docs Against Gravity ». Selon lui, la collaboration avec de petites maisons d’édition a fait leur succès. L’endroit accueillait aussi des événements avec des écrivains. « C’est durant l’une de ces rencontres que je me suis dit que je pouvais écrire des livres », se remémore Grzegorz Kapla, aujourd’hui auteur de romans policiers et de voyages. 

Mobilisation des clients

À l’origine de la décision : Kamila Bondar, nouvelle directrice par intérim, qui a mis fin au bail de la librairie. Tarabuk doit donc fermer le 14 février. En réalité, les Bulat espèrent prolonger l’ouverture jusqu’en mai, date initiale de fin de leur bail. Un scandale selon Zofia Szpojankowska, présidente de l’Association des libraires polonais. « Le mandat provisoire de Kamila Bondar se termine en mai : si elle avait attendu pour prendre sa décision, le prochain directeur aurait pu avoir un avis favorable à l’égard de la librairie ». D’autant que la lettre dénonçant le bail ne faisait mention d’aucune raison expliquant la fermeture.

Depuis l’annonce de la nouvelle, Jakub, sa fille, et leurs clients les plus fidèles se mobilisent. « Certains clients ont envoyé des mails à la directrice pour lui faire changer d’avis », explique Anna Bulat. Environ 2400 personnes ont signé une pétition créée par la librairie pour alerter le ministère de la Culture. Avec 11 000 followers sur Facebook, Jakub Bulat et sa fille tiennent très régulièrement au courant leurs clients de la situation. Jusqu’à présent, la direction campe sur ses positions, tout comme le ministère. « Il nous a répondu que le musée était indépendant, et qu’ils ne pouvaient rien y faire », déplore sa fille.

Anna et Jakub Bulat, dans leur boutique située à quelques mètres de la Vistule. Crédits : ER.

Les raisons du départ

« La nouvelle direction souhaite faire de cet endroit une librairie minimaliste dédiée aux livres d’art contemporain », explique Anna Bulat, assise en face de son père. Tarabuk en est à l’opposé : ici, des livres de tous les genres s’entassent dans les allées étroites de la pièce. « Certains clients nous disent que la boutique ressemble à la librairie ‘Shakespeare and Company’ à Paris », ajoute son père. 

Selon eux, la raison de leur départ pourrait être politique. Depuis 2023, le gouvernement est dirigé par une coalition de partis libéraux, opposés au parti ultraconservateur « PIS ». Anna et Jakub soupçonnent la direction du musée de les associer à ce parti. « Quand nous sommes arrivées ici (il y a trois ans, NDLR), le PIS était au pouvoir », raconte sa fille. En effet, la direction du musée est officieusement reliée au ministère de la Culture : les directeurs sont souvent proches du parti au pouvoir. La famille Bulat conteste toute affiliation. « Nous avons effectivement des livres conservateurs, mais je souhaite que tous les points de vue soient présents dans la boutique et la plupart de nos clients sont à gauche », justifie son gérant.

La boutique met notamment en avant les livres de jeunes auteurs. Crédits : ER.

Instabilité financière

Ces difficultés administratives s’ajoutent à l’instabilité financière des librairies indépendantes. En 20 ans, Tarabuk a changé cinq fois d’adresse, notamment en raison de l’augmentation des loyers. À bientôt 70 ans, Jakub Bulat envisage désormais la retraite. Actuellement en recherche d’emploi, sa fille Anna ne se voit pas reprendre la librairie ailleurs. « C’est trop risqué financièrement, et ce business n’est pas très lucratif », réagit-elle.

Ailleurs à Varsovie, même constat. « Il est difficile de ne pas avoir peur de l’avenir », répond Natalia Kuc, manager de la librairie « Jak wam sie podoba », spécialisée dans les livres d’art anglophones. « J’ai de l’espoir pour notre boutique, parce que nous sommes sur un marché de niche ». Elle a conscience que la plupart des librairies indépendantes ne sont pas dans ce cas.

Si 42 librairies ont ouvert en 2024 en Pologne, 82 ont aussi fermées. Ces disparitions se succèdent depuis une vingtaine d’années. Une instabilité grandissante qui s’explique par l’absence de régulation des prix du livre en Pologne, selon la présidente de l’Association des libraires polonais. « Les grands distributeurs peuvent offrir à leurs clients des prix plus bas que les prix de l’éditeur », poursuit-elle. Face à ce constat, quatre rencontres ont été organisées en 2024 entre des représentants du monde du livre polonais et le ministère de la Culture. « Beaucoup de paroles, très peu de décisions », résume l’ancienne libraire.

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