Holocauste, le long chemin vers une mémoire partagée
En Pologne, une bonne part des manuels scolaires mettent en avant la souffrance des Polonais durant la Seconde Guerre mondiale. Ils omettent de relever que les nazis visaient en premier lieu les Juifs, avec le projet de les exterminer. Cette approche est critiquée par la communauté juive du pays.
« Je n’ai pas encore constaté de changement », s’agace Stanisław Krajewski. Le philosophe aujourd’hui septuagénaire, membre éminent de Solidarnosc et professeur à l’université de Varsovie, pointe du doigt les éditeurs de manuels scolaires polonais. Il évoque ses souvenirs, ceux d’un enfant juif scolarisé à l’école polonaise. « Je cherchais dans les livres des réponses à mes questions. Je voulais qu’on parle de ma communauté, de celle de mes parents: les Polonais juifs. Et je ne voyais que des « populations qui ont souffert » et une confusion autour de l’identité des victimes de l’Holocauste », détaille-t-il.
Un « récit insuffisant et amputé » des atrocités commises il y a 80 ans, juge Stanisław Krajewski. Selon lui, en Pologne, les manuels scolaires « réécrivent certains pans de l’Histoire ». Ils mettent en avant les blessures des Polonais, sans relever leur éventuelle origine juive. Une affirmation que le philosophe, militant de la communauté juive de Pologne, décrit comme une « curieuse distorsion » de la réalité.

En 1939, la Pologne est l’un des pays européens où la communauté juive est la plus nombreuse. Pour Andrzej*, historien conférencier au mémorial d’Auschwitz-Birkenau et défenseur de la cause polonaise, c’est ce qui explique l’implantation de plusieurs camps d’extermination dans ce pays, dont celui d’Oświęcim (Auschwitz) près de Cracovie. « A cette époque, la société polonaise est perçue comme « docile » par l’Allemagne nazie. On peut penser aussi que cela semblait plus pratique, pour Hitler, d’implanter ces camps ici, où il pouvait exterminer en masse les Polonais de confession juive », confie-t-il.
Cela a conduit à la déportation de 150.000 Polonais et 1,1 million de Juifs à Auschwitz. Cette façon de compter semble « incontestable » aux yeux de Stanisław Krajewski, lui qui s’insurge contre l’absence de distinction entre Polonais et Juifs dans le décompte des victimes de l’extermination nazie. « Dans les manuels scolaires, on ne parle que de « populations » visées, en évoquant des nationalités diverses », s’agace-t-il. « Après avoir nié la souffrance des Juifs, en omettant de la mentionner dans ces mêmes manuels jusque dans les années 1980-90, on ‘chipote’ à nouveau sur les chiffres en mettant excessivement en avant les victimes polonaises. »
Pour s’en rendre compte, il suffit de feuilleter les pages d’un de ces livres. Le mot « juif » se fait étonnement rare au chapitre qui traite de l’Holocauste voire, parfois même, totalement absent. Un fait surprenant lorsque, dans d’autres pays européens, il y est omniprésent. Et malgré les récentes avancées en la matière, certains passages interrogent toujours, alors qu’ils ne font aucunement référence à la collaboration de Polonais dans la déportation des Juifs.



Pour Stanisław Krajewski, la société polonaise s’expose à un risque majeur en discutant l’identité des victimes et en « embrouillant » les écoliers avec des « informations erronées ». Il relève par exemple, qu’il est injustifié d’utiliser le terme hébreux ‘Shoah’ pour décrire les massacres ayant visé les victimes non juives assassinées entre 1939 et 1945.
Il n’est pas pour autant souhaitable, selon lui, de créer des « catégories de victimes ». De nombreuses personnes ont souffert du nazisme. C’est notamment le cas de l’industriel allemand de confession catholique Oskar Schindler, à l’origine du sauvetage à Cracovie de 1100 à 1200 Juifs durant la guerre. L’homme a été honoré du titre de « Juste parmi les nations » par le mémorial Yad Vashem de Jérusalem et repose en Israël.
« Le dessein des camps était d’exterminer le plus de Juifs possible, c’est indiscutable, approuve Andrzej*. En revanche, les Polonais savaient qu’ils étaient les prochains sur la liste, peu importe leur religion », nuance-t-il. C’est pourquoi le récit des évènements de la Seconde Guerre mondiale, en Pologne, met en avant la souffrance de la nation polonaise, sans mettre suffisamment l’accent sur le projet génocidaire nazi qui a ciblé en premier lieu les Juifs.

Chaque année, plusieurs millions de personnes visitent les camps de concentration et d’extermination de la Seconde Guerre mondiale situés en Pologne. En 2019, lors des cérémonies du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz, deux millions de visiteurs du monde entier se sont rendus sur place. « On peut penser qu’ils seront au moins aussi nombreux en 2025, si ce n’est même plus, pour le 80e anniversaire », prévoit Andrzej*.
Parmi ces visiteurs, des groupes scolaires polonais. Dans les allées du camp d’Auschwitz-Birkenau, ils se succèdent. Les adolescents découvrent le projet criminel nazi, guidés par leurs professeurs. Parfois, certains réalisent des selfies devant les ruines des fours crématoires. Autant de gestes dénoncés par le mémorial d’Auschwitz qui appelle au « respect de ceux qui sont morts ici ». Simple dérapage de quelques-uns? Selon Stanisław Krajewski, « il est impératif d’être plus clair dans l’apprentissage scolaire afin d’éviter la méconnaissance des faits ».

« Ce sujet est aujourd’hui encore trop délicat pour qu’on puisse arriver dans l’immédiat à un récit qui remette chaque évènement à sa place. Je pense que le chemin sera encore long avant que les informations dispensées dans les manuels scolaires transcrivent la réalité des choses », estime Stanisław Krajewski. « J’ai bon espoir, néanmoins, que la société évolue. Car, même si l’Holocauste est une part importante de notre Histoire collective, le déni polonais est toujours là. J’utilise le terme déni, mais je pourrais en utiliser un autre… », dit-il, montrant le décalage qui existe toujours entre la mémoire de cet évènement au sein de la communauté juive, et aux yeux du reste de la société polonaise.
Camille Dubuffet
*Le nom a été modifié.
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