A la fontière est de la Pologne, une forêt sous haute-tension

La plus veille forêt primaire d’Europe, à cheval sur la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, est devenue un terrain de manoeuvres militaires. Coupée en deux par un mur anti-migrants depuis 2022, cet ancien site touristique est désormais vu comme un bouclier face à une possible attaque venue de l’est, transformant la vie locale et naturelle en potentielle zone de guerre.

Joanna tire légèrement le rideau de sa fenêtre. Dehors, les arbres dénudés ne sont même plus entourés de neige. La forêt de Bialowieza devrait être entièrement blanche en cette saison. Mais l’air se réchauffe et le site semble figé dans l’attente. « C’est vraiment un cauchemar. Et surtout, on ne sait pas jusqu’à quand ça va durer. », souffle-t-elle, avant de s’asseoir. Avec la guerre en Ukraine, le site naturel et touristique de Bialowieza est devenu une zone tampon. Cette forêt primaire à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie est coupée en deux par un mur, qui se militarise pour faire face à la menace du pays voisin.

La fin du tourisme vert

Pour Joanna, habitante d’un village du même nom que la forêt environnante, le souvenir d’un joli havre de paix est déjà loin. « C’était un site formidable, où les gens venaient se relaxer et profiter de la nature. » décrit-elle. Crée en 1932, le parc national de Białowieża est l’un des plus vieux parcs nationaux d’Europe. Il comprend aussi une réserve naturelle, qui protège la biodiversité. Mais si la richesse de Bialowieza a toujours fait la fierté de ses habitants, « aujourd’hui, les touristes sont partis » constate Joanna, une fois sortie de sa rêverie. En tout juste trois ans, ce lieu adoré des vacanciers est devenu synonyme de peur et d’abandon.

La jeune polonaise raconte comment elle voit son village se transformer en bastion militaire. « On voit des soldats partout, avec des armes et des gros véhicules blindés », explique-t-elle. « Mais le village, lui, s’est vidé ». Alors que Bialowieza comptait environ 2000 habitants en 2022, juste une maison sur trois semble désormais habitées dans la rue principale. « Certains soirs, on n’entendait que les soldats, en train de rigoler. » ajoute Joanna, tourmentée par cette ambiance pesante.

Bialowieza vivait essentiellement du tourisme et le départ des vacanciers laisse un goût amer. Mais face aux tensions migratoires et à la guerre qui s’éternise en Ukraine, le gouvernement de Donald Tusk a décidé de militariser la frontière. Son projet « bouclier de l’Est », lancé en mai 2024, prévoit de renforcer plus de 500 kilomètres de mur avec des fossés antichars, des champs de mines ou des systèmes anti-drones. La protection de Bialowieza et de sa nature est reléguée au second plan.

« Les hélicoptères biélorusses sont déjà passés ici »

Si Joanna regrette l’image désormais dégradée de Bialowieza, la menace est bien réelle, estime-t-elle. « Les hélicoptères biélorusses sont déjà passés ici. Juste là, au-dessus, alors qu’on est à 2 kilomètres de la frontière », explique-t-elle. Le gouvernement a démenti l’existence de ces incursions, affirmant qu’il s’agissait d’hélicoptères polonais. Mais les habitants n’en démordent pas. « Je ne crois pas que ce mur soit suffisant. Comment faire confiance, alors que (le gouvernement) ne sait pas qui peut traverser ? ». Protéger la frontière reste la priorité. Mais d’après Joanna, « il est de plus en plus difficile de vivre sa vie normalement ». 

Une biodiversité en danger

Sur la route qui mène au mur, les bois défilent derrière la vitre. La voiture s’arrête soudainement. Ici, seule une maison trône au milieu d’un champ, avec derrière, une vue directe sur la frontière. “Le mur est juste là, à 15 mètres” annonce Augutyn Mikos, le doigt pointé droit devant. Il forme une barrière continue qui balafre la forêt.

Cet activiste d’une trentaine d’années est responsable de la protection des lieux pour l’ONG Pracownia na rzecz Wszystkich Istot (Travailler pour un être). Pour lui, la militarisation du mur est en train d’atteindre un point de non-retour. « Cette forêt a déjà beaucoup souffert : de la découpe massive, de la construction de cette route puis du mur anti-migrant. Maintenant, il y a ces fortifications » constate-il.

De gros barreaux blancs se détachent nettement des bois. Hormis quelques soldats qui discutent au-loin, c’est le silence. Les animaux ont déserté la zone depuis longtemps. « Avec le bruit des constructions et tout le passage, ils se sont enfuis » explique Augustyn. D’après lui, le site naturel de Bialowieza, habité par les emblématiques bisons européens, les lynx et plus de 250 espèces d’oiseaux, est un haut lieu de biodiversité. « Mais ce qui rend le site encore plus spécial, c’est la présence d’espèces qui ne pourraient plus vivre hors de cette forêt naturelle, car elles dépendant des vieux arbres, puis du bois mort. De cette nature qui pousse et meurt sans intervention humaine. » assure-t-il.

Or ce site protégé par l’Unesco risque d’être classé comme “patrimoine mondial en péril », depuis que les tensions sécuritaires en ont fait un terrain de manoeuvres permanentes. En traversant la forêt, le mur a aussi créé une barrière pour les animaux. Et d’après Augustyn, les solutions envisagées pour y remédier sont un échec. « Par exemple, ils ont créé des trous dans le mur pour laisser passer certains animaux, comme les lynx. Mais ces trous sont bien trop petits pour qu’ils puissent circuler ». L’activiste veut donc être certain qu’en renforçant la présence militaire, la forêt ne connaîtra pas davantage de destruction. « Même s’il faut protéger la frontière, l’environnement doit absolument être pris en considération » affirme Augustyn, en laissant le mur derrière lui. 

 » Je me sens restreint dans mon travail « 

Si quelques militants et scientifiques continuent de visiter la zone, ils ne sont plus vraiment les bienvenus. Avec cette militarisation, l’accès au mur devient compliqué et Augustyn le ressent déjà dans son quotidien. « Je me sens restreint dans mon travail. Surtout pour étudier l’impact du mur sur la forêt », détaille-t-il. « L’administration ne fait pas passer les plans des constructions et on ne peut pas approcher le mur plus que ça. » 

Dans l’attente de solutions, les scientifiques tirent la sonnette d’alarme. La protection des forêts était d’ailleurs un élément important de la campagne de Donald Tusk. Mais le gouvernement doit composer avec une large coalition, allant de la gauche à la droite libérale. De plus, avec la montée des tensions à la frontière et l’urgence sécuritaire, Bialowieza et sa diversité ne sont plus une priorité. Jusqu’à présent, seulement 1,2 % du territoire polonais est protégé par des parcs nationaux et des réserves naturelles.

Charlotte Maury

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