CD Projekt : du marché noir polonais au sommet du jeu vidéo européen
Né dans la débrouille post-soviétique, ce petit studio polonais est devenu grand. Derrière ses licences cultes comme The Witcher et Cyberpunk 2077, l’ascension fulgurante de CD Projekt cache une histoire faite d’audace et de controverses.
Des jeux piratés aux premières licences officielles
Pour bien comprendre de qui on parle, il faut remonter dans les années 90. À cette époque-là en Pologne, le marché du jeu vidéo est dominé par le piratage. Les copies illégales s’échangent sous le manteau, et Marcin Iwiński, futur cofondateur de CD Projekt, en fait son premier business. Avec un ami, Michał Kiciński, ils décident progressivement de légaliser leur activité en important, puis en distribuant des jeux occidentaux de manière plus officielle. Pour Oscar Lemaire, journaliste et spécialiste gaming pour Le Monde, le succès de leur affaire est immédiat. « Le véritable tournant vient en 1999, lorsqu’ils décrochent les droits de distribution de Baldur’s Gate, un jeu de rôle fantastique qui connaît un franc succès en Europe à l’époque. »
Avec Baldur’s Gate, les deux acolytes ne se contentent pas d’un simple portage. Ils réalisent une adaptation en bonne et due forme, doublée en polonais. « Un effort inédit à l’époque et qui leur vaut une solide réputation ». À ce moment précis de leur aventure, Iwiński et Kiciński affichent déjà leur ambition future : ne plus seulement distribuer des jeux, mais en créer.

Deux licences cultes, un studio en quête de grandeur
Il faudrait un journal entier pour présenter tous les opus défendus par CD Projekt depuis la fin des années 90. Pour Sarah Beaulieu, consultante et script doctor pour Ubisoft, le studio doit son ascension fulgurante à deux jeux qui ont profondément marqué l’industrie. « CD Projekt n’est pas CD Projekt sans The Witcher 3 et Cyberpunk 2077 ». Le premier, sorti en 2015, propulse le studio polonais sur le devant de la scène internationale grâce à son immense système de monde ouvert, et son univers immersif inspiré des romans d’Andrzej Sapkowski. « The Witcher 3 totalise aujourd’hui presque 50 millions de copies vendues. C’est un tour de force, une façon de montrer à ce moment-là qu’un studio indépendant européen pouvait rivaliser avec les géants américains et japonais. »
Fort de ce succès, CD Projekt voit encore plus grand avec Cyberpunk 2077, un RPG futuriste annoncé au milieu des années 2010 et présenté comme une révolution vidéoludique. Mais la sortie en 2020 tourne au fiasco : bugs massifs, promesses non tenues, crise interne… Sarah Beaulieu se souvient du scandale : « Le jeu était tellement truffé d’erreurs que Sony l’a retiré du marché en ligne PlayStation Store. Ils ont finalement trouvé un compromis après un gros travail du studio pour redresser la barre, mais ils ont perdu beaucoup d’argent ».
Avec Cyberpunk 2077, CD Projekt est allé vite. Beaucoup trop vite. Pour Oscar Lemaire, le studio n’a pas pu cacher ses faiblesses avec la sortie du jeu. « Pour la première fois, on a pu observer l’envers du décor derrière un géant du jeu vidéo indépendant. On a découvert un studio dépassé par son modèle économique, sous tension en permanence et alimenté par des salariés en burn-out. » Cette situation, où les employés sont les premières victimes du rythme de production effréné d’un studio, où les nuits blanches et les heures supplémentaires font partie du jeu… Dans l’industrie du gaming, c’est ce qu’on appelle la culture du « crunch ».
Entre innovation et controverse : CD Projekt et la culture du « crunch »
Contrairement aux studios indépendants, intégrés à de grands groupes pour des raisons économiques, CD Projekt continue de la jouer en solitaire. À ce titre, le studio garde la main mise sur l’édition et la distribution des jeux via sa propre plateforme GOG.com. « C’est cette indépendance qui nous permet une grande liberté créative. Quand on conçoit les trames narratives de nos opus, on ne subit pas les ingérences ou les caprices d’un autre studio. Mais on travaille trois fois plus que les autres. » évoque Katarzyna Kraińska, scénariste chez CD Projekt dans les locaux de Varsovie.
Après cinq ans de travail pour le studio, elle est consciente de la singularité de l’entreprise dans son positionnement. « Je pense qu’on aurait pu faire les choses autrement, sans prendre autant de risques. Mais toutes ces tensions économiques et cette pression font partie de la culture du studio, et quand on travaille ici, on est obligé de vivre avec, c’est le deal ! ». Par « tensions économiques », Kraińska fait référence à demi-mot à l’année 2020. Il y a cinq ans, peu avant la sortie de Cyberpunk 2077, CD Projekt devient brièvement l’entreprise la plus valorisée de Pologne, dépassant des mastodontes comme la banque PKO BP. Seulement, après la débâcle du lancement du jeu, la capitalisation s’effondre de plus de 50 %. En l’interrogeant sur cet épisode, et sur les montagnes russes de la valorisation boursière du studio, Katarzyna Kraińska n’a pas souhaité s’étendre.
Ce silence, est révélateur d’un tabou lié à la culture du crunch dans le jeu vidéo. Aujourd’hui, CD Projekt cultive une image de rebelle, prônant une transparence et un respect des joueurs rarement vus dans l’industrie. Pourtant, des témoignages d’anciens employés révèlent que ce positionnement dissimule une culture d’entreprise difficile : heures supplémentaires obligatoires, management chaotique, décisions prises dans l’urgence. Dans le cas de Cyberpunk 2077, le crunch ou « rush » imposé aux développeurs lors des derniers mois de production du jeu avait fait polémique, d’autant plus que CD Projekt s’était engagé à l’éviter. La gestion de crise autour du lancement chaotique du jeu montre aussi les limites de leur stratégie : entre communication rassurante et réalités de production, la fracture est parfois brutale.

Malgré ces turbulences, CD Projekt reste un symbole de réussite en Pologne. Le gouvernement le cite en exemple pour démontrer la vitalité du secteur technologique du pays. En 2023, le studio générait plus de 200 millions d’euros de revenus annuels, et ses jeux continuent d’alimenter un écosystème florissant de produits dérivés et de collaborations commerciales.
Avec The Witcher et Cyberpunk, CD Projekt a imposé la Pologne sur la carte mondiale du jeu vidéo, prouvant qu’un studio européen peut innover et dominer un marché ultra-concurrentiel. Mais la vitalité de CD Projekt dépend de ses nombreux artisans, essorés par la pression et les heures supplémentaires. L’entreprise incarne ainsi, plus que jamais, l’exigence d’une industrie du jeu vidéo la fois florissante et impitoyable, où la quête d’innovation et de rentabilité se fait trop souvent au détriment de ceux qui la rendent possible.
Marin Tézenas du Montcel
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